Les faces cachées de l’apprentissage

« Voie royale », « voie exceptionnelle », « voie de l’excellence », les éléments de langage dithyrambiques et les superlatifs ne manquent pas pour favoriser l’apprentissage. Cet article a pour but de mettre en lumière les aspects cachés de l’apprentissage afin que les jeunes puissent avoir accès à toutes les informations avant de faire un choix en pleine conscience pour la poursuite de leurs études.

Les faces cachées de l’apprentissage

Dès le lancement de la campagne de transformation de l’apprentissage en novembre 2017 par Muriel Pénicaud, la Ministre du travail, le ton était donné : « Notre pays compte plus de 1,3 millions de jeunes sans emploi et sans qualification, ce qui est un immense gâchis humain, une aberration économique et un risque majeur pour la cohésion sociale. L’apprentissage est une des solutions – pas la seule, mais assurément une des plus prometteuses et importantes – à cette situation inacceptable. Il constitue une voie de réussite et une promesse solide d’insertion professionnelle pour les jeunes, ainsi qu’une réalité d’embauche qualifiée pour les employeurs. Sept mois après leur sortie de formation, 69% des anciens apprentis ont un emploi et la moitié des apprentis sont embauchés dans l’entreprise où il

 

s ont effectué leur apprentissage. »

Dès lors, on a assisté à une campagne effrénée de promotion de l’apprentissage dans le but de faire reproduire, par l’immense majorité des commentateurs de la vie sociale et politique, les qualificatifs et les éléments de langage dithyrambiques que le gouvernement et le Medef voulaient à tout prix faire passer.

Le pari est réussi, haut la main. Il suffit pour cela de compulser la presse quotidienne, d’écouter les radios nationales, de suivre les journaux télévisés puis de taper sur les moteurs de recherche « Apprentissage : voie d’excellence » ou « Apprentissage : voie royale » pour que cela dégouline au maximum ! Prenons simplement deux exemples tout à fait caractéristiques :  « L’apprentissage, la voie du savoir-faire et de l’excellence. Nous allons dans les collèges pour promouvoir l’apprentissage et les offres. On leur rappelle que 7 apprentis sur 10 trouvent un emploi à l’issue de leur formation. »1

« Et si l’apprentissage était la voie royale pour la réussite de votre enfant (sic) ? 70 % des apprentis sont recrutés 7 mois après la fin de leur formation. »2 On remarquera au passage la reprise des éléments de langage du ministère sur le taux d’insertion !On savait depuis les années 90 que le Medef, l’UIMM et les branches professionnelles voulaient remettre la main sur l’ensemble de la formation et de l’enseignement professionnel et pour ce faire qu’ils disposaient de quelques arguments sonnants et trébuchants. Mais ce qui est plus surprenant, c’est que l’éducation nationale leur ait à ce point déroulé le tapis rouge, à commencer par la généralisation du bac pro 3 ans en 2008- 2009 ! La réforme de la voie professionnelle, version Blanquer, suit d’ailleurs la même logique : fragiliser encore et toujours l’enseignement professionnel public pour promouvoir l’apprentissage patronal. Donc, face à ce tsunami politique et médiatique sur « l’excellence » de l’apprentissage, il apparaît indispensable aujourd’hui de mettre en lumière quelques aspects cachés de cette « voie royale » afin que les choix des parents et de leurs adolescents se fassent en toute connaissance de cause.

Taux d’insertion des apprentis et manipulation des chiffres :

Commençons par la manipulation des chiffres : « 69 % ou 70 % des apprentis trouvent un emploi dans les 7 mois qui suivent la fin de leur formation » !  Comme cela concerne nos enfants, il est indispensable d’être précis : en 2017, 81 % des BTS, 71 % des Bacs pros et 64 % des CAP avaient bien cet emploi. Mais cette moyenne de 70 % ne concerne que ceux qui avaient obtenu le diplôme terminal. Sinon, ce n’était plus respectivement que 70 %, 54 % et 39 % soit une moyenne de 54 %3 ! Or, il est de notoriété publique que 28 % des primo-entrants ne reprennent jamais d’apprentissage après démission ou rupture de contrat et que 20 % des apprentis n’obtiennent pas leur diplôme terminal ! Pour mémoire, rappelons que le taux d’obtention des diplômes du CAP au bac pro est de 10 à 15 % supérieur par la voie scolaire !  En résumé, si vous prenez une base de 100 apprentis, 28 abandonnent ou sont écartés en cours de cursus ; sur les 72 qui restent, 57 obtiennent leur diplôme et 42 trouvent un emploi, 15 n’obtiennent pas le diplôme et 8 trouvent alors un emploi. Ce n’est donc en réalité que 50 % des primo-entrants en apprentissage, tous diplômes confondus, qui trouvent finalement un emploi 7 mois après la fin de leur formation !!! Bien loin des éléments de langage de « l’excellence » et de « la voie royale ». Et pour être complet, seuls 45 % des apprentis sont embauchés par l’entreprise qui les a formés, ce qui tend à prouver que l’apprentissage est avant tout un réservoir de main d’œuvre à bas coût plutôt qu’un système de formation ! A la différence de ce qui se passe dans les autres pays d’Europe et tout particulièrement en Allemagne !

Apprentissage comme moyen de lutte contre le chômage :

Les décideurs politiques ne cessent de répéter que leur politique entre dans le cadre de la lutte contre le chômage des jeunes. Mais aucune étude ne le prouve, par contre des illustrations montrent que quelques entreprises licencient des salariés pour prendre des apprentis comme par exemple Carrefour : en même temps que le PDG annonçait 2400 licenciements en 2018, suivis de 1500 autres en mars 2019, il déclarait sa flamme à l’apprentissage : « Carrefour accueillait fin décembre 2017, plus de 3.600 alternants. L’engagement d’Alexandre Bompard, PDG du groupe, portera le nombre total de contrats d’alternance à 5.600 dans trois ans. »4 Des entreprises licencient donc des contrats en CDI ou CDD pour les remplacer par des alternants, stagiaires ou apprentis !

L’apprentissage est sélectif et profondément inégalitaire :

Tout aussi grave : l’apprentissage est bien un lieu de discrimination comme l’a souligné le remarquable rapport du Céreq en 2017 dont la conclusion est cinglante : « L’apprentissage ? Son accès est non seulement sélectif, mais profondément inégalitaire. La soi-disant « performance » de l’apprentissage en matière d’insertion professionnelle tient pour beaucoup à l’éviction des jeunes non qualifiés et issus des milieux les plus précarisés, ainsi que des filles et des jeunes issus de l’immigration maghrébine, turque ou subsaharienne. En reléguant aux formations professionnelles scolarisées les populations les plus fragilisées face à l’emploi, l’apprentissage permet une insertion professionnelle qui est mécaniquement et sans grand effort supérieure à celle des jeunes issus des lycées professionnels »

Accidents de travail et de trajet :

Et l’aspect le plus dramatique, complètement étouffé par les tous les acteurs de ce système : les accidents du travail et de trajet. Selon les statistiques de Ameli, le site de l’assurance maladie, il y a eu en 2016, 10617 accidents du travail, 3161 accidents de trajet et 13 décès pour 405000 apprentis alors que pour les 700000 élèves de l’enseignement professionnel, on dénombrait 153 accidents du travail, 53 accidents de trajet et 0 décès !

« L’excellence » et « la voie royale » sont donc particulièrement remises en cause selon l’angle où l’on veut bien se situer pour analyser la situation. Bien évidemment, tout n’est pas à jeter dans l’apprentissage car des jeunes y trouvent leur compte. Mais il n’est pas supportable de nous marteler des éléments de langage dithyrambiques pour faire gober à des milliers de jeunes et à leur famille une des réformes les plus libérales de notre système éducatif. Avec toutes les conséquences inquiétantes que cela pourra avoir sur leur vie future, sans parler des moments de crise économique où l’apprentissage explose en vol car les employeurs n’ont plus aucun moyen pour embaucher, même à bas coût !     

Christian Sauce et Nasr Lakhsassi
SNUEP-FSU Bordeaux

(1) Midi libre 30/01/19
(2) L’étudiant 13/06/18
(3) DEPP 18/8 note d’information
(4) Les échos 20/12/2018